Les défensives de « jambes »
Le lexique retient 3 techniques pour se défendre : la parade, l’esquive et la retraite. Dans le cadre de ce 3ème article sur les déplacements des épéistes, je propose une analyse sur les 2 dernières techniques qui reste dans le domaine du travail des jambes.
Rompre la mesure : la retraite
La retraite est une technique de défense très utilisée dans l’escrime actuelle. Cependant, le terme retraite est ici un faux ami, qu’il ne faut pas confondre avec la retraite comme déplacement arrière. Il fait référence au travail défensif de jambe pour faire « tomber court », se donner du temps pour défendre avec son arme ou placer une contre-attaque. Les anciens disaient « rompre la mesure » !
Dans la plupart des cas, nous observons que cette technique de défense est le résultat d’un travail de préparation qui fait déclencher l’offensive de l’adversaire.
Les vidéos suivantes montrent une action préparatoire exécutée avec le pied avant qui se déplace vers l’adversaire avec plus ou moins d’amplitude.
Certains enseignants voient cette préparation comme une fausse-attaque même si le pied avant se déplace avec très peu d’amplitude.
Pour être plus précis, il serait possible de faire une distinction entre fausse-attaque et fausse-marche, mais le résultat resterait le même : provoquer l’attaque sur la préparation !
Notons que le pied arrière ne progresse pas lors de ces préparations et dans certains cas, son retrait précède le retour du pied avant. L’apprentissage de la coordination 1/2 marche – retraite, expliquée dans l’article précédent, me semble indispensable pour s’approprier ces préparations.
Ronan Gustin – Song – Sncf réseau 2017
On observera ces préparations destinées à provoquer l’offensive pour placer la contre offensive.
Romain Cannone – Limardo et Bida – JO Tokyo 2017
On observera le travail de préparation extrêmement varié, toujours destiné à « faire partir ».
Romain Cannone – Sangyoung Park – Petit Bourg 2021 et Sncf réseau 2017
Ici, on observe des retraites exécutées à cloche-pied qui sans doute accélèrent le mouvement en diminuant le nombre d’appuis.
Le retour en garde
Souvent « oublié » par certains, considéré comme inutile par d’autres, le REG ne semble pas avoir l’importance qu’il mérite lors des séances de fondamentaux.
Soi-disant qu’une attaque, lorsqu’elle est « vraie » a contrario d’une fausse attaque, ne permet pas un retour en garde et doit donc forcément se terminer au corps à corps.
Cependant, il arrive qu’on soit pris au piège. Dès lors, une bonne technique de jambe peut aider à sortir d’une situation difficile.
Selon moi, le travail du retour en garde est indispensable sur le plan technique et favorise le renforcement musculaire. C’est en soi un travail de pliométrie et les quelques exemples qui suivent devraient convaincre de son utilité.
On remarquera que Le REG pour « survivre », s’accompagne d’un travail de jambe arrière important avec un mouvement mécanique complexe de cette jambe qui doit retrouver une position de garde en flexion. (exemple avec la vidéo Yannick Borel ci-dessous).
Enfin, il est possible d’agir autrement. On l’observera avec les REG de Romain Cannone exécutant une retraite avec la jambe arrière, avant même d’avoir ramené son pied avant. D’autres tireurs agissent de la sorte et sans doute instinctivement. Cet enchaînement nécessite des capacités physiques hors-norme, notamment du fait de la poussée de la jambe avant. Cependant avec un travail approprié cela pourrait devenir une technique efficace.
Il est important de tenir compte qu’ici encore, il y a un appui de moins comparativement au classique « Retour en garde suivi d’une retraite ».
Yannick Borel – Beskin- Sncf réseau 2017
On remarquera l’exigence motrice que nécessite ce REG dans cette situation. Le mouvement de la jambe arrière présente une difficulté mécanique bien visible.
Romain Cannone – Soklosi et Borel- JO Tokyo 21 et Sncf réseau 17
Il est particulièrement intéressant d’observer les REG de Romain Cannone qu’il fait quasi systématiquement. Il ne revient pas d’abord en garde pour effectuer sa retraite mais enchaine les 2. La puissance de sa jambe avant lui permet de « sauter une étape ».
L’esquive
L’esquive à l’épée semble se réduire au « petit-bonhomme » et, sauf erreur de ma part, je n’en vois pas d’autres hormis une situation incontrôlée ou exceptionnelle.
Comme moi, vous devez connaître les deux esquives classiques évoquées dans nos manuels : l’In Quartata et la Passata di Sotto. La première consiste à déplacer latéralement son pied arrière en pivotant et en contre-attaquant en quarte. La seconde en réalisant une fente arrière tout en baissant la tête et en posant une main au sol puis en contre-attaquant.
Le maître Clery discute sur cette dernière technique, je cite :
« c’est un procédé qui trouve encore de nos jours son utilisation au fleuret en particulier … Son emploi à l’épée est plus dangereux. Nous le signalons à titre documentaire. »
Escrime fleuret épée sabre – R.Clery -1965- p 262/263
Le maître Tirioux consacre également un chapitre de son ouvrage de référence dans la partie fleuret sur l’esquive. Après avoir décrit ces 2 techniques, il laisse entendre qu’elles présentent plus d’inconvénients que d’avantages.
« Les contre-attaques sont des actions qui ne doivent être employées qu’après avoir jugé l’offensive adverse avec certitude…
il est très difficile de déterminer le choix et le moment opportun… »
Escrime moderne – P. Thirioux -1970 – p 121
Il suffit pourtant de regarder les matchs de Romain Cannone lors des JO de Tokyo 2021 pour reconnaître qu’il a, en quelque sorte, redonné ces lettres de noblesse à cette esquive dessous. Au bord des pistes, on la nomme « le Petit-bonhomme » en l’absence d’une reconnaissance officielle dans nos divers manuels !
Cependant, en cherchant un peu, on trouve un chapitre particulièrement détaillé sur l’esquive dans l’ouvrage de J. Joseph-Renaud : L’Escrime -1911.
L’In Quartata ainsi que la Passata Sotto sont bien détaillées et jugées pertinentes dans certaines situations.
Par ailleurs, J.Joseph-Renaud décrit une autre méthode pour exécuter cette esquive Passata Sotto ou Di sotto, en français « passer dessous ou en dessous » :
« D’autre part si l’on se trouve surpris, il est difficile de bien exécuter la fente en arrière. Cependant, j’ai parfois employé avec succès le simple mouvement que voici:
Au moment d’une attaque en ligne haute, on s’assoit sur les talons en tendant (fig.55). »
L’Escrime – J. Joseph-Renaud -1911 – p 221, 222, 223.
Cette description est précisément celle du « petit bonhomme » qu’on pratique aujourd’hui !!!
Et si la description ne suffisait pas, la référence : fig. 55 (située page 176 ) est une photo qui se passe de commentaires…
J. Joseph-Renaud l’inventeur du « Petit-bonhomme » ?
J. Joseph-Renaud pourrait donc être « l’inventeur » de cette esquive qu’on appelle aujourd’hui « le Petit bonhomme » ?
À coup sûr, on peut considérer que cette technique a été un atout décisif dans le jeu de Romain Cannone lors de ces derniers jeux olympiques. Elle est utilisée aussi par d’autres tireurs et n’est pas réservée aux petits gabarits. On peut voir Fabrice Jeannet faire cette action contre Kolobkov en 2005 et c’est juste qu’un exemple.
Comment expliquer alors que cette action ait pu disparaître de la technique française et notamment des 2 ouvrages incontournables que j’ai cités plus haut et que d’aucuns considèrent comme les bibles de l’escrime ?
En outre, chacun sait que cette action était décriée et notamment au sein même des anciennes écoles de formation.
Ils étaient quelques-uns à juger cette esquive comme une sorte de « coup » qui devait rester une spécificité de certains tireurs. J’ai même le souvenir de moqueries de certains jurys du BEES à l’égard de candidats qui évoquaient ou justifiaient cette technique.
Or il faut bien admettre aujourd’hui que cette action était connue et son usage répandu.
Certes, les ouvrages, catalogues, lexiques et autres glossaires rédigés ces dernières années dans le but de didactiser la technique de l’escrime, ont permis de clarifier certains concepts. Cependant, ils ont également créé des dogmes et souvent enfermé la technique aux seules notions que leurs auteurs étaient à même d’accepter ou de comprendre.
Ce manque d’ouverture d’esprit n’est pas sans conséquence.
En effet, l’observation avec objectivité de cette esquive est intéressante et ouvre une réflexion tactique, notamment parce que son efficacité est surprenante. Les réserves émises par nos illustrent maîtres semblaient pourtant logiques du fait qu’il semble peut probable de parvenir à effacer le corps aussi rapidement lors d’une attaque.
Or on constate que cette esquive est précédée le plus souvent d’un déplacement vers l’avant. Ce qui pose encore davantage question puisqu’il faut avoir le temps de réagir et logiquement un mouvement vers l’arrière devrait permettre un gain de temps.
En fait, il faut remarquer que le déplacement vers l’avant précède l’attaque adverse. Cette technique est donc une action de seconde intention qui provoque l’offensive adverse par une avancée du corps. Le tireur réagit à ce signal par une attaque sur la préparation, mais sans réellement décider du moment. Il devient alors possible d’esquiver.
Il faut tenir compte que cette technique est une action de parti pris qui, une fois déclenché, laisse très peu de possibilités au tireur pour modifier son geste.
On remarquera régulièrement des athlètes faire un « Petit bonhomme » vers l’avant sans que l’adversaire ne réagisse. Une sorte de « coup pour rien » ou le tireur adverse ne tombe pas dans le piège. Ces actions « à vide » démontrent, selon moi, le parti pris et l’incapacité du tireur à changer son programme en cours de route. D’où une multitude d’autres formes de préparation de type « fausse-attaque » exécutées en amont pour « noyer le poisson » si l’on peut dire.
Satori Uyama vs Park – Sncf réseau 2017
Le ralenti permet de mieux voir que l’initiative vient du tireur de droite qui va effectuer l’esquive.
Romain Cannone – vs Bida et Borel JO Tokyo 21 Petit Bourg 21
Les multiples préparations créent de l’incertitude et le dernier mouvement vers l’avant fait déclencher l’attaque. Le tireur qui agit peut alors anticiper l’action de celui qui réagit.
Enseigner l’esquive dessous
Sur un conquérant ou sur un contreur, cette action est d’une grande efficacité et mérite d’être enseignée comme le propose le maître Sicard sur sa chaîne YouTube dans sa leçon n°19
Michel Sicard éducatif leçon individuelle
Ici le maître Sicard propose des situations pédagogiques pour apprendre et entraîner l’esquive dessous en tenant compte de la notion d’initiative de l’élève.
Sur la question de la distance
Il semble difficile de traiter la défensive de jambe sans aborder la notion de distance.
Cette notion est parfaitement bien expliquée par Remy Delhomme, Jean-François Dimartino et Fréderic Carre dans leur ouvrage : L’esprit de l’épée.
« La distance de sécurité : C’est la distance à laquelle mon adversaire ne peut pas me toucher par une attaque en un temps si je reste immobile » P 24
« Ma distance d’attaque est donc la distance de danger de mon adversaire… et vice-versa » P28
L’esprit de l’épée – p 24 P28
Je partage tous ces concepts et leurs explications et je vous invite à relire les paragraphes sur cette question.
J’ajouterai juste que pour moi le concept de distance en escrime se définit par 2 dimensions, l’espace et le temps.
- L’espace étant la cible la plus éloignée que je suis capable d’attendre avec ma pointe lors de mon offensive.
- Le temps représentant la vitesse d’action et l’instant du déclenchement, celui de la prise de décision du tireur.
En effet, l’instant précis où le tireur prendra la décision de l’offensive est aussi primordial que la distance à laquelle il se trouve. Il faut tenir compte du mouvement de l’adversaire, de son positionnement personnel et de la distance métrique par rapport à la cible.
Le cerveau de l’athlète doit donc prendre en compte ces 3 paramètres pour prendre la décision de l’attaque :
- Ressentir son équilibre et la position de son corps en mouvement.
- Percevoir la position en mouvement de son adversaire, son équilibre et son déplacement.
- Mesurer la distance avec la cible.
Michel Sicard parle de rythme et je trouve cette idée vraiment intéressante :
« Rythme et distance au service de la préparation à la touche »
Modélisation d’un combat à l’épée, page 5 –
https://fr.calameo.com/read/0031294907129e52137e6
Il parle de se syntoniser avec l’adversaire puis sortir de la cadence en changeant de rythme lors de l’action de touche.
La prise de distance en situation d’apprentissage.
Lors des séances de pédagogie collective, il arrive qu’il faille déterminer une distance d’attaque lors d’une situation, notamment si l’on fixe les rôles d’attaquant et de défenseur.
Plusieurs méthodes sont traditionnellement utilisées pour mesurer la distance de fente :
Méthodes | Consignes | Inconvénients |
---|---|---|
Immobiliser le défenseur sur une ligne et Faire faire une fente à l’attaquant pour toucher et revenir en garde | Partir ensuite toujours du même endroit | Ce simulacre de fente « pour voir » est toujours plus courte que celle pour toucher qui souvent progresse vers l’avant sous l’effet de la poussée de la jambe arrière |
Toujours immobiliser le défenseur et demander à l’attaquant de Toucher avec l’allongement du bras puis faire 2 retraites | Ne pas faire de petites retraites | Le même que précédemment en cas de fente poussée. |
Faire un « record » de fente au préalable de l’exercice | Chercher la plus grande distance de fente possible en faisant reculer le pied arrière de l’attaquant de 20 cm à chaque fois. Marquer avec une craie ou un cône la dernière distance ou l’élève a pu atteindre la cible | Pas d’inconvénients ici si l’exercice est fait correctement |
Cependant, vous conviendrez qu’on réduit ici la distance à la question de l’espace…
Le moment du déclenchement que nous avons évoqué précédemment n’est pas pris en compte.
Or les enseignants sont très souvent confrontés à des fautes de distance de la part de leurs élèves et ils ne cessent de rabâcher en compétition « tu n’es pas à distance », « tu es trop près », etc. Il faut donc trouver une situation pédagogique pour résoudre ce problème.
Lors de mes recherches sur l’enseignement de l’escrime scolaire dans les années 90, j’ai mis au point une situation qui, d’une certaine manière, trouve une solution en inversant le problème.
En effet, les enseignants en général, immobilisent le défenseur et font prendre la distance à l’attaquant, dans les situations d’apprentissage fermées.
Or si l’on immobilise l’attaquant et que dès lors c’est le défenseur qui joue avec la distance, on atteint le but recherché.
Toucher en fente un adversaire en mouvement
RÔLE | BUT | CONSIGNES |
---|---|---|
L’attaquant est avec une arme dans ses 2 mètres. | Toucher l’adversaire en se fendant pour marquer un point. | Seule la fente est autorisée pour sortir de ses 2m et tenter la touche. (pas de marche, uniquement la fente) |
Le défenseur est sans arme. | Parvenir à faire attaquer en fente son adversaire et le faire tomber dans le vide pour marquer le point. | Etre en mouvement et prendre des risques pour faire attaquer l’adversaire. |
Différentes vidéos d’escrime scolaire pour illustrer cette situation
Ici une classe de CM2 . On observe beaucoup d’erreurs, mais c’est la 2ème séance et la fente n’est pas acquise. Cependant, la question du moment du déclenchement est toujours posée puisque la distance change en permanence. De ce fait, la coordination de la fente reste complexe, mais le problème posé à l’élève est bien en accord avec l’objectif d’attaquer à la bonne distance et au bon moment.
Toujours la même classe, mais dès la 3ème séance on observe des améliorations significatives
La même situation au sabre avec une vidéo tirée du livret « escrime à l’école primaire »
La situation expliquée à des enseignants lors d’un stage de formation des professeurs d’EPS.
En conclusion
Comme pour apprendre la marche inversée, la défensive de jambe nécessite de faire travailler les membres inférieurs, indépendamment l’un de l’autre. En effet, induire systématiquement l’avancée de la jambe arrière après la jambe avant lors de la marche classique, va rendre difficile l’acquisition de déplacements complexes.
Le travail de fondamentaux doit donc prendre en compte les différentes coordinations que l’on peut observer sur la piste. Les tireurs jeunes et moins jeunes doivent travailler ces mouvements complexes et c’est aux enseignants d’élaborer des stratégies pédagogiques pour faire réaliser ce travail. La répétition d’enchaînements de jambes imposés, l’imagerie mentale avec la visualisation d’un adversaire contre lequel on doit réaliser une action de jambe complexe ou encore un travail par deux avec une tache précise à mettre en place, etc…
Merci pour cet article passionnant, comme d’habitude !
Une coquille : l’illustration de la seconde forme de Passata Sotto décrite par Jean Joseph-Renaud n’est pas tirée de l’Escrime (1911). Vous pouvez trouvez une copie de ce livre sur la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France, ici : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5784483s/f3.double
Je suppose qu’elle est tirée de son Traité d’escrime moderne (1928). Je n’en suis malheureusement pas certain n’ayant pas pu consulter ce livre. Je serais intéressé, si vous connaissez une copie digitale en ligne, que vous intégriez le lien dans votre article.
Pas de coquille de votre part mais de la mienne ! Désolé. Je viens de comprendre que j’étais tombé dans une des feintes de Jean Joseph-Renaud en lisant votre article sur la Seconde Intention ! Il est auteur et co-auteur de deux livres différents avec le même titre L’Escrime la même année 1911… Subtil ! Et je ne suis pas le seul à m’être fait feinter a priori… La BnF n’a pas l’Escrime aux éditions Pierre Lafitte et Cie à son catalogue général.
Encore plus intéressant si vous connaissez un site partageant en ligne une copie digitale du livre éditions Pierre Lafitte et Cie.
e comprends la « feinte » de J J-R 😉 Il y avait une version de l’escrime moderne 1928 sur le site de l’IFFE mais elle a disparu… J’ai une version PDF que je mettrais en ligne dans la rubrique bibliothèque d’ici peu. Pour le 1911, je l’ai trouvé sur un site de vente en ligne, mais je ne sais pas comment le scanner (et je n’ai pas envie de le couper !)
Cela dit, le 1911 est un catalogue technique sur l’épée à l’image du Clery et Thirioux. Le 1928 est organisé en 3 degrés allant du simple au compliqué afin de construire un apprentissage de l’épée. C’est de mon point de vue le premier document qui propose une progression pédagogique… Y en a-t-il eu depuis ??